samedi 27 mai 2017

Aucune différence ou presque: Littérature jeunesse et littérature adulte

Ah là là, ce billet, combien j’ai rechigné à l’écrire! Mais maintenant qu’on me demande quasi-systématiquement mon avis sur la question quand je fais des rencontres, je me dis qu’il faut bien que je le donne sous forme écrite un jour ou l’autre (toi qui lis ceci en 2036, j’ai peut-être changé d’avis depuis; vérifie).

La question en question: “Mais pourquoi vous obstinez-vous à dire que Songe à la douceur est un roman jeunesse?”

Je précise d'emblée, mais peut-être n’est-il pas besoin de le préciser, que cette question ne m’est jamais posée par des ados mais par des adultes.

Elle est en général accompagnée de questions plus intéressantes car plus théoriques, du type: Et d’ailleurs, pourquoi a-t-on besoin de la catégorie ‘littérature jeunesse’ de toute façon? Un bon livre c’est un bon livre qui parle à tout le monde, il me semble, non? Et la littérature ado/ jeune adulte, c’est juste de la littérature adulte pour laquelle on a créé une catégorie éditoriale lucrative… Non?

Non.

Avant de présenter mon opinion, je vais quand même préciser que c’est juste mon opinion. Bien que je réfléchisse beaucoup à ce genre de questions parce que ma vie est par ailleurs très vide de choses intéressantes à faire, ce n’est pas forcément l’opinion de tous les auteur/es jeunesse. Je pense d’ailleurs qu’elle est assez minoritaire.
Voilà donc mon opinion en quelques sous-parties bien organisées parce que c'est presque le bac et les souvenirs remontent.

C'est long et y a pas d'images. Tu vas quand même pouvoir suivre? J'ai la flemme de mettre des gifs et tout, j'ai déjà mis tous ces mots et ça a pris du temps.






Intro: Ce qu’on veut dire quand on pose cette question.
J’ai toujours été agacée, quand j’étais petite, d’entendre Sa Majesté J.K. Rowling, qui est pourtant la déesse de ma vie et l’astre solaire de mon existence, dire dans les médias qu’elle écrit ‘pour elle’, sans jamais penser qu’elle écrivait ‘pour les enfants’. J’avais envie de lui dire, Sorry, Jo, mais t’as écrit une histoire de sorcier de onze ans avec un chapeau et une chouette dans une école de magie; j’ai onze ans moi-même et je peux te dire que je reconnais assez clairement que c’est quand même à moi que c’est adressé, non?

A MOI
Ce qui m’énervait déjà quand j’étais petite, c’est que je comprenais très bien ce qu’on veut réellement dire quand on essaie, avec une apparente bienveillance, de dire que tel ou tel roman ado/jeune adulte est ‘en réalité’ un roman ‘adulte’, ou ‘général’, ou ‘universel’.
 
Et je comprenais déjà que ce n’était pas pour mon bénéfice à moi d’enfant qui aimais Harry Potter.

Alors commençons par dégager la problématique du sujet: explorons ce que les adultes sous-entendent le plus souvent quand ils estiment qu’un roman catégorisé jeunesse ne devrait pas l’être, et du coup commencent à remettre en cause la division littérature jeunesse/ littérature vieillesse générale.

a) D’abord, cela implique que le livre en question a l’air de ‘surpasser’ son lectorat ‘officiel’, c’est-à-dire qu’il ‘parle aux adultes’, c’est-à-dire qu’il ‘parle à tout le monde’. — a’) Dans ce cadre, cela sous-entend souvent une sorte de regret que le livre ne soit pas, du coup, facilement ‘trouvable’ par des adultes lecteurs. J’entends par exemple: ‘Vu qu’il est catégorisé jeunesse, j’ai failli passer à côté’ - comme si on avait fait exprès de planquer le bouquin pour que personne ne le lise.
Associé à cela est le fait que le livre ne soit pas, du coup, facilement ‘récompensable’ par des prix ou médias ‘généraux’. J’ai même entendu une fois: ‘C’est dommage, il ne peut pas gagner de vrais prix!’.     
b) Dans sa forme la plus grave selon moi, la question implique (pas toujours, je précise d’emblée!) qu’un lectorat jeune ne peut pas comprendre le livre aussi bien qu’un lectorat plus âgé; donc que le livre est d’une certaine manière gâché, ou son potentiel pas totalement réalisé, s’il est en LJ.
c) Cela implique ensuite que l’accès à la littérature est ‘biaisé’ par les éditeurs qui ont décidé de ces catégories. J’entends souvent cette remarque très originale: ‘Il n’y a pas de littérature jeunesse ni de littérature adulte, il y a juste des bons et des mauvais livres’. (si la personne qui a inventé cette expression l'avait copyrightée, elle serait pluritrillionnaire à l'heure qu'il est)
d) Enfin cette question implique qu’on cherche à se ‘rassurer’ auprès de l’auteur/e qu’elle ou lui, au contraire, ne cherchait pas spécialement à écrire pour la jeunesse; on espère un peu que l’auteur/e va s’avouer un peu lésé/e par sa catégorisation éditoriale. On ‘croit’ l’auteur/e et ses intentions quant au livre car l’auteur/e, elle/lui, connaît son lectorat ‘idéal’.

Je pense que ce qu’il est très important de voir, c’est qu’aucune de ces raisons ne prend en compte l'enfant ou l'ado lecteur. 
 
Ce sont des raisons entièrement autocentrées, et par ‘auto’ je veux dire ici centrées sur la position de l’adulte qui parle.

Un peu cruellement peut-être, on peut les réécrire ainsi:

a) C’est pour moi! J’ai reconnu! Arrête de dire que c’est pour les petits, moi je suis grand et j’ai aimé, donc c’est pour moi.
— a’) Hé c’est pas juste, vous m’aviez pas dit qu’il était là ce livre!
b) De la confiture aux cochons!
c) Les éditeurs, ils font rien qu’à nous créer des faux genres littéraires juste pour l’argent.
d) Mais en vrai, toi, secrètement, tu trouves que t’écris pas pour les enfants, on est d’accord?

Avertissement: J’exagère un peu tout le long de ce billet (moi? Jamais!).
Le tl;dr ( = point principal) de ce billet, c’est que, pour moi, cet apparent désir bienveillant de ‘faire tomber les barrières’ entre littérature adulte et littérature jeunesse est en réalité trop souvent une manière de refuser a l’enfant ou l’adolescent des domaines culturels d'excellence, qui leur seraient particuliers et dont ils seraient les bénéficiaires privilégiés.

Observons les points a, b, c et d séparément.

a) ‘J’ai reconnu, c’est à moi que ça s’adresse.’

On a là ce que j'appellerais une méconnaissance ou une fausse reconnaissance de certains livres de littérature jeunesse comme étant d’office une littérature ‘adulte’ ou ‘générale’.

La vérité, c’est que beaucoup d’adultes ont énormément de mal à résoudre la dissonance cognitive dérivant du fait qu’on peut aimer un texte et s’identifier à ses personnages en LJ, sans immédiatement en conclure qu’on en est le ‘véritable’ lectorat secret.
C’est le phénomène du même et de l’autre. Pour l’adulte, l’enfance ou l’adolescence ne sont pas des champs d’identification possibles. S’ils se persuadent qu’un livre jeunesse qu’ils ont aimé est ‘en réalité’ un livre ‘adulte’ ou ‘de littérature générale’, c’est parce qu’il leur est plus facile d’estimer qu’il y a eu erreur de catégorie éditoriale, plutôt que de reconnaître simplement que le livre est entré en résonance avec eux pour tout un tas de raisons complexes et intrigantes, bien au-delà d’une seule adéquation générationnelle.
 Ils disent alors: “ce livre, je ne l’aurais pas lu si on ne m’avait pas dit qu’il était là!” ou encore “c’est dommage, beaucoup de lecteurs potentiels ne vont pas le lire!”

Il est intéressant de voir qu’ils n’ont pas le raisonnement inverse. Si le livre était en ‘adulte’ (on dit ‘générale’), beaucoup de lecteurs potentiels jeunes ne le liraient pas. Il serait en-dehors des circuits des CDI, hors radar des libraires et des bibliothécaires pour ce lectorat spécifique, hors radar des parents et autres prescripteurs. Les jeunes deviendraient son lectorat non pas privilégié mais accidentel.

Bien sûr, on va me dire: “Mais Gaël Faye est lu par des jeunes! Les profs ont fait lire Harry Québert à leurs classes! La dame du CDI ont recommandé Bonjour Tristesse à ma fille de 16 ans!’

Oui, mais le fait que vous soyez capable de me dire les titres exacts de ces livres ‘de générale’ qui ‘passent en jeunesse’ (et c’est très, très, très souvent les mêmes qui reviennent) montrent bien que c’est là une exception.

Si Songe à la douceur avait été publié en ‘adulte’, il est évident que je ne recevrais pas autant d’emails de jeunes lectrices entre 14 et 17 ans, puisqu'elles l'auraient 'raté'. (Et de toute façon, comme j'en parle plus bas, ce ne serait pas le même livre en 'adulte'.)

b) Mais est-ce qu’ils comprennent vraiment? Ils sont si jeunes, après tout…

‘Les jeunes, à mon avis ils peuvent pas tout comprendre ce qu’il se passe à l’intérieur du dedans de ce roman à cause de sa profonditude insondable qui est totalement incompréhensible à qui n’a pas vécu.’

Attention, je ne dis pas du tout que tous les gens qui posent cette question sont victimes de cette arrière-pensée. Mais le fait est qu’une petite voix me dit parfois: toi, tu crois que les jeunes ne vont pas ‘tout comprendre’, et du coup que c’est un peu un gâchis sur ce lectorat-là.
Parce que l’adulte reconnaît telle ou telle référence à Baudelaire ou Nabokov, ou reconnaît tel sentiment décrit, il pense qu’il comprend le livre. Comme il croit que les ados ne connaissent pas Nabokov ou n’ont pas encore vécu le sentiment (ce qui par ailleurs est souvent tout à fait vrai), l'adulte pense qu’il comprend ou lit mieux le texte.

Mais l’adulte qui dit cela ne voit pas, sans doute, d’autres références: le réseau puissant de références ‘latérales’ à… la littérature jeunesse. Ce sont des références, entre autres, de genre (par exemple le livre rappelle ou joue avec les codes de la romance ado), de style (par exemple Songe à la douceur est un roman en vers comme les romans en vers pour ados à l’anglo-saxonne), de format (par exemple, une 4e de couv’ peut convoquer le cadre référentiel d’autres textes jeunesse), de personnages (e.g. jouer avec des personnages de Mary Sue. Hein tu sais pas ce que c’est une Mary Sue? T’as pas tout compris au livre alors…).

Ces références-là, comme pour tout type de texte d’ailleurs, vont activer des réflexes de lecture, des attentes, des appréhensions, etc., et conditionner une compréhension du texte spécifique qui est celle de son lectorat principal (un lectorat jeune).

Trois minutes sur les blogs et vlogs des ados/ jeunes adultes lecteurs sont suffisantes pour voir que les ados lecteurs qui se goinfrent de LJ plus rapidement que tu lis tes compte-rendus de réunions sont des experts inégalés dans leur domaine. Et mon livre, c’est leur domaine.

Conclusion macroniste: vous êtes des lectorats différents, vous comprenez différemment, et c’est bien des deux côtés.

Mais c’est quand même un livre jeunesse. Si si.

c) Mais non! la littérature jeunesse n’existe pas, de toute façon, c’est une invention.
Alors, attention. Il n’y a pas d’essence platonique de la littérature jeunesse, ado ou ‘jeune adulte’. Mais ça ne veut pas dire qu’elle n’existe pas.
La littérature jeunesse existe, déjà, car c’est une catégorie éditoriale distincte. Raisonnement circulaire? Non, bien sûr, le fait qu’il y ait construction (sociale, culturelle, économique, etc.) ne veut pas dire que c’est une catégorie illégitime. 

Intro à la critique littéraire 101: Il n’existe pas de production culturelle indépendante de ses conditions matérielles de production, de promotion et de distribution, et avec elles l’oeuvre interagit dans un rapport dynamique.

La littérature jeunesse existe. Elle existe en partie parce que nous vivons dans une civilisation qui, depuis plus ou moins récemment, estime que l’enfance et, encore plus récemment, l’adolescence sont des tranches d’existence particulières qui requièrent un traitement spécifique, avec des distinctions exprimées dans les domaines médicaux, légaux, économiques, etc., et ici culturels.

Le fait que cette compartementalisation des générations soit historiquement construite et en constante évolution n’en fait pas quelque chose d’arbitraire ou d’absurde. Elle est structurante pour notre société et donc elle existe.

La LJ existe avec ses réseaux, ses prix, ses producteurs et ses distributeurs, et évidemment son lectorat. Il serait absurde de nier son existence.

Oui, mais son existence effective, économiquement et sociologiquement étudiable, se traduit-elle en une identité littéraire, thématique, stylistique, de genre, etc. spécifique?

C’est une question qui, vous vous en doutez, fait cogiter les universitaires dans le domaine depuis sa création, et ce n’est pas ici le moment de passer en revue les différentes théorisations. Ma version: non, je ne crois pas qu’il y ait une identité littéraire de la littérature jeunesse si l’on prend pour l’étudier les outils analytiques de l’analyse littéraire, narratologique, stylistique, etc. ‘adulte’.
Mais si on l’étudie latéralement, en ses propres termes, à la fois dans sa relation à la littérature ‘adulte’ et en tenant compte de ses caractéristiques particulières, on comprend comment la littérature jeunesse existe littérairement.

La littérature jeunesse, selon moi, est principalement caractérisée par une éditorialisation particulière, qui doit négocier trois composantes principales: la composante littéraire, la composante commerciale et la composante pédagogique.

Une éditorialisation, ça ne veut pas seulement dire des aspects pratiques, de distribution, de production, ni même de censure ou de formatage (même si bien sûr c’est important et cela fait fondamentalement partie de l’ADN de la littérature jeunesse).

Cela veut dire une création négociée entre plusieurs agents (d’écriture, d’illustration, d’édition, de publicité, etc.) qui d’une manière ou d’une autre fait tenir ensemble à la foix textuellement, paratextuellement et épitextuellement trois impératifs: esthétiques, commerciaux et pédagogiques, du texte.

La composante pédagogique qui, pour moi, est absolument inéluctable - et même, dans mon opinion, à célébrer, mais c’est une autre histoire - distingue ce type de littérature de manière non générique ni stylistique mais en termes d'audience. C’est cette composante qui indique son intérêt particulier et intrinsèque pour son lectorat.

Pédagogique veut dire simplement qui mène l’enfant (j’inclus là l’adolescent), pas ‘moralisateur’ ou ‘qui apprend des choses’. Cela veut dire pour moi que c’est un texte qui adhère de manière particulièrement forte à son lectorat souhaité, qui s’inquiète de lui, qui ne se distancie pas de lui, qui cherche à lui parler en tant qu’il est jeune et qu’il va grandir.

Un livre jeunesse, c’est un livre qui a de la tendresse pour son lectorat jeune. Il est, sinon conçu, au moins éditorialisé dans ce sens. 

Cela veut dire une voix narrative qui peut être moqueuse, cynique ou peu fiable, mais qui ne ridiculise pas le fait d’être jeune. Cela veut dire un livre qui prend au sérieux ce qui mérite de l’être dans le fait si étrange et si prenant d’être jeune.

Cela veut dire une littérature qui ne regarde pas la jeunesse de l’extérieur comme un phénomène bizarre, mais qui porte une attention toute particulière à ce qui fait la jeunesse, qui réfléchit implicitement à la jeunesse dans ses manifestations, constructions et actions sociales, philosophiques, sentimentales, individuelles, etc.

A cause de cela, on a un certain nombre de quasi-constantes en LJ qui ne sont pas des hasards.


Ce n’est pas un hasard si la littérature pour la jeunesse est souvent une littérature de l’intensité, qui parle de sentiments très intenses (amour, désespoir, haine, jalousie, etc.). Ce n’est pas un hasard si c’est si souvent une littérature de la nouveauté, qui décrit ce que cela fait d’expérimenter des choses qu’on n’a jamais expérimentées auparavant. Ce n’est pas un hasard si c’est une littérature de l’espoir, de la possibilité et du potentiel, tournée vers le futur, et qui si souvent ‘se finit bien’, ou ne se ferme pas dans la désespérance. Ce n’est pas un hasard en grande partie car c’est une littérature qui est éditorialisée dans ce sens.

Cette éditorialisation évidemment peut résonner à travers les générations. La nouveauté, l’intensité, l’espoir, ne sont pas spécifiques à la jeunesse. Mais, selon moi, ils y sont plus solidement accrochées.

On peut considérer que l’idée même de ‘jeunesse’ est temporellement flottante - on dit qu’on se sent ‘redevenir jeune’ par l’amour, l’attrait de la nouveauté, l’espérance, etc. - à n’importe quel âge. Ces expériences certes appartiennent ‘à tout le monde’ sporadiquement à travers le cours de la vie, mais elles sont présentes avec une densité particulière pendant la jeunesse. Le nier, c'est nier à la fois l'histoire sociale et culturelle et aussi les aspects biologiques et physiologiques les plus évidents de la jeunesse.

La LJ est une littérature qui le plus souvent rend compte, entre autres, de la particularité et de la beauté de ces expériences en tant qu’elles se rapportent à cette période spécifique de la vie. C’est cela la composante pédagogique de la LJ.

Quand les adultes ‘méconnaissent’ un livre de LJ comme livre ‘de littérature générale’, ils le réduisent à un produit seulement littéraire. Ils en perdent la composante pédagogique, et donc ils en ratent une dimension cruciale. Ils le lisent mal, ils le lisent de manière incomplète. Bien lire un livre de LJ, c'est en reconnaître ce en quoi il parle de manière privilégiée et intime à l'enfant ou l'adolescent lecteur.
 
Evidemment, il y a des expériences de nouveauté, d’intensité, de possibilité, qui ‘parlent plus à tout le monde’ que d’autres.
Les adultes ne ‘méconnaissent’ pas comme littérature ‘générale’ des albums où il est question d’aller sur le pot pour la première fois, mais ils ‘méconnaissent’ souvent des romans ado où il est question d’amour. C’est sans doute parce qu’ils ont maîtrisé le pot (bravo!) mais pas tout à fait l’amour.
 
Mais ça ne veut pas dire que le livre est fait pour eux.

d) Mais toi, tu penses à qui comme lectorat idéal quand t’écris?
A un lectorat jeune.

Mais: il ne faut pas toujours croire les auteurs quand ils parlent de leurs intentions.
Personnellement j’ai toujours été très claire que, dans mon intention, qui vaut ce qu’elle vaut, mon lectorat principal ou premier est un lectorat jeune. 

‘Jeune’, ça dépend des livres ce que ça veut dire, bien sûr, mais il me paraît absolument absurde de dire que j’ai écrit un livre comme Carambol’anges ou Les petites reines sans me poser une seule fois la question du lectorat. Je ne les ai pas écrits dans l’abstrait, avant de les lancer dans le monde en une joyeuse et naïve parabole en m’étonnant de les voir retomber principalement et premièrement entre les mains d’enfants du CM1 à la 6e pour le premier et de jeunes filles de la 6e à la 3e pour le second.

Quant à Songe à la douceur, je me suis tellement préoccupée de son lectorat que j'ai demandé à l'éditeur d'en faire lire la première version à des jeunes lecteurs et lectrices, après quoi j'ai considérablement modifié le texte pour répondre à leurs remarques et à leurs recommandations.



C’est un fait que des adultes ont lu et apprécié Les petites reines ou Songe à la douceur, et j’en suis ravie, et je suis moi-même une avide lectrice évidemment de romans jeunesse, dont je ne pense pas qu’ils soient fondamentalement toxiques. Mais nous sommes en tant qu’adultes un lectorat incidentel ou secondaire, dans le sens non polémique de secondaire, de la littérature jeunesse.  
Après, vous rencontrerez toujours des auteur/es qui disent qu’ils ne pensent pas à un lectorat jeune en particulier, cf. JK Rowling et plein d’autres gens très fréquentables. C’est même une vision assez majoritaire, il me semble, quand j’en parle aux amis et collègues.

Il y a même nombre d’auteur/es qui avaient envoyé leur premier roman à Gallimard, croyant sincèrement que c’était un roman adulte, et M. Gallimard leur a dit ‘envoyez ça plutôt à l’école des loisirs’. Et donc, ils se sont retrouvés auteur/es jeunesse. La guigne! C’est possible d’écrire ‘accidentellement’ un livre jeunesse, oui. Le premier.

Mais désolée, j’ai du mal à croire qu’après être entré/e dans ce système d’éditorialisation, on continue à n’écrire ‘que pour soi-même, sans penser du tout au lectorat’. Ca me semble soit hypocrite, soit extrêmement naïf, de dire qu’on écrit son 13e roman et qu’on l’envoie à Thierry Magnier en s’ébaubissant que ce soit ‘encore un roman ado, dis donc! Incroyable!’.

Evidemment que les auteur/es jeunesse internalisent les codes, les attentes, le processus éditorial, les styles, les genres, etc. particuliers de la LJ. Ce n’est pas un crime et il faudrait même le revendiquer plus fort. Oui, notre lectorat compte pour nous. Oui on pense à lui! Et alors? On ne devrait pas se justifier d’avoir en tête une abstraction d’enfant ou d’ado lecteur quand on écrit un livre dont on sait parfaitement qu’il va être éditorialisé pour enfants ou ados.

——

Voilà j’arrête ce loooooong billet. Allez-y, dites-moi dans les commentaires plein de trucs:

  • Mais les livres qui ‘glissent’ en jeunesse? (L’attrape-coeurs). Mais les livres jeunesse qui ‘glissent’ en adulte? (Le curieux incident du chien dans la nuit). Ca ne veut pas dire que la frontière est poreuse?
Scoop: toute frontière est poreuse.
  • Mais moi je pense qu’il faudrait justement qu’il n’y ait plus qu’une littérature générale que toutes les générations aiment ensemble en même temps dans les mêmes bibliothèques!
Moi aussi j’aimerais bien être tous ensemble.
  • Mais moi je suis auteur/e jeunesse et je ne pense jamais aux enfants! Jamais jamais!
Sauf quand tu les manges avec du beurre.
  • Mais moi ton livre je l’ai donné à ma fille de seize ans et elle a détesté, alors que j’ai quarante-sept ans et j’ai adoré.
Toi et ta fille ne décidez pas à vous seules de ce qui constitue un livre jeunesse ou pas.

Ma conclusion générale tient en une phrase:
Les adultes doivent apprendre a accepter l’existence d’une littérature d’excellence dont ils ne sont pas les destinataires privilégiés.

32 commentaires:

  1. Je me suis amusée et j'ai réfléchi = double merci.
    (Et je le savais que tu mangeais des enfants avec du beurre. Je le savais.)

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  2. PS. Quand même, ça manque de gifs.

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    1. en vrai je sais pas faire

      un jour faudra que tu me montres

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  3. C'est d'une limpidité incroyable. Merci pour cette analyse intense et clairvoyante. Vivement votre prochain livre !

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  4. merci c'est gentil!! haha pour la deuxième partie du commentaire, hmmmmmm attendez pas encore trop intensément hein... :-s

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  5. En tant que libraire jeunesse je suis très intéressé par ton texte, ( c'est ça qu'il fallait dire à la grande librairie)! Bon y a des parties où tu m'as perdu, mais il a l'intérêt de soulever des questions que je ne me posais pas! Merci

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    1. hahahaha c'est en partie parce que je n'ai rien osé dire à la grande librairie que ce billet existe! :D

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  6. Je suis tombée dans la littérature jeunesse par accident, j'y reste par gourmandise !
    Super billet !

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  7. Merci pour ce billet qui soulève les bonnes questions. Quelques remarques que cela me suggère :
    1. Les adultes peuvent "accrocher" aux livres jeunesse, qui à 95% (je dis ça au pif, je n'ai pas fait d'études statistiques) mettent en scène des enfants ou ados, parce qu'ils ont eux-mêmes été enfant ou ado et que les préoccupations de cet âge ne leur sont pas étrangères. En revanche il est extrêmement difficile à un enfant de s'intéresser à l'histoire d'un adulte, sauf si cet adulte est réduit à un personnage sans véritable intériorité (du style Zorro), parce qu'il leur est quasi impossible d'imaginer la vision qu'un adulte a de l'existence. Evidemment, comme tu le dis, les frontières sont poreuses, tout adulte est aussi l'enfant qu'il a été, tout enfant est un adulte en devenir.

    2. Je suis pour ma part étonnée quand tu dis que tu as fait lire la première version de ton texte à des ados et que tu l'a ensuite modifié selon leurs remarques. Je fais partie des auteurs (dont tu sembles mettre en doute les déclarations) qui écrivent leur histoire essentiellement pour eux. Alors que j'avais publié un premier livre adulte, des histoires me sont venues en tête qui mettaient en scène des jeunes, et en effet, cela a intéressé plutôt les lecteurs jeunes. (Pas toujours, d'ailleurs : certains de mes titres semblent avoir eu plus de succès auprès des adultes "prescripteurs" que des jeunes). En ce moment, il se trouve que j'ai envie de raconter des histoires d'adultes et c'est ce que je fais (bien que mes chances d'être publiée en littérature générale soient bien plus réduites), car oui, j'écris d'abord pour moi. Si l'on pense trop aux attentes du lectorat, ne risque-t-on pas de tomber dans les dangers du formatage ?

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    1. Merci Pascale pour ces commentaires! ah là là il y a beaucoup de choses auxquelles je voudrais répondre, qui appellent encore d'autres billets... c'est totalement vrai qu'il est très difficile aux enfants de s'intéresser à la litt adulte 'pure et dure' - ma directrice de thèse disait 'Ulysse (de Joyce) est un très mauvais livre pour enfants'. Quelqu'un m'a dit récemment (je ne me souviens plus qui, hélas!) que c'est la LJ qui devrait être appelée 'générale', car c'est la litt adulte qui est exclusive! donc, je suis d'accord.

      Ta deuxième question appelle des commentaires sur la question du formatage, qui est un vaste sujet. Si, c'est vrai que c'est un risque, mais il peut être dosé, calculé (du moins il me semble). Un jour peut-être j'écrirai à ce sujet...

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    2. Je comprends le côté miroir de la littérature, le fait qu'on y lise ce qu'on vit, et qui fait d'ailleurs qu'on ne lit pas du tout la même Mme Bovary à 15, 25 ou 55 ans. Mais je trouve très dommage de le réduire à un phénomène d'identification (ou pas). Je peux tout à fait me reconnaître dans une vieille dame seule, dans un esclave noir, dans un habitant du futur... Pourquoi priver les enfants de ce don ? D'autant que la LJ, dans les faits, accorde une large place aux personnages non-humains ou aux adultes fictifs (princesses et Cie).

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    3. Personnellement je ne le formulerais pas non plus en termes d'identification seule, champ de mines (j'ai écrit sur le sujet il y a plusieurs années d'ailleurs, faudrait que je refasse un topo)

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  8. Carteron Marine28 mai 2017 à 07:15

    J'ai tout compris (enfin, je pense...) et je suis d'accord avec toi (tout le monde s'en fout mais j'avais envie de le dire).
    Pour aller dans ton sens j'ai écrit ma première série pour mon fils (12 ans à l'époque) la deuxième aussi (débutée quand il avait 15 ans) et (comme c'est étrange) la première est lue dans les collèges et la deuxième dans les lycées.
    Donc, oui, j'écris pour les jeunes (le, en l'occurence mais ça compte tout de même). Ce qui est amusant c'est que je suis en train de finaliser le tome 3, Martin vient d'avoir 17 ans, et éditeur joli vient de me faire remarquer que ma fin mérite une réécriture car "trop adulte"... grâce à toi je viens de comprendre pourquoi :-)
    Bon, heureusement, deuxième fils n'a que 9 ans, je devrais donc pouvoir continuer à écrire en jeunesse.

    PS : tu n'abordes pas la question mais quid des différences de rémunération "jeunesse" "générale" ? Tu ne crois pas que cette obstination de nombreux auteur/es à vouloir effacer la frontière entre les deux secteurs vient en partie de là ?
    PS 2 : "faire tenir à la foix" ... t'es vraiment certaine où c'est juste un piège pour être certaine que nous ayons bien tout lu ;-)
    Des bises M'dame l'agrume

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    1. Héhé ! IL y aurait beaucoup à dire sur l'âge des enfants des auteur/es quand ils ou elles écrivent tel ou tel bouquin...

      Ah oui ça, la question de la rémunération, c'est une autre paire de manches ! Car littérature pour les petits, même différente, ne doit pas voir dire petite littérature et donc petit salaire...

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  9. Je crois que cette réflexion très originale, "‘Il n’y a pas de littérature jeunesse ni de littérature adulte, il y a juste des bons et des mauvais livres", est une simplification de cette célèbre citation de Ruy-Vidal (l'éditeur de littérature jeunesse des années 60 assez provocateur) : Il n’y a pas d’art pour l’enfant, il y a de l’art. Il n’y a pas de graphisme pour enfants, il y a le graphisme. Il n’y a pas de couleurs pour enfants, il y a les couleurs. Il n’y a pas de littérature pour enfants, il y a la littérature. En partant de ces quatre principes, on peut dire qu’un livre pour enfants est un bon livre quand il est un bon livre pour tout le monde. »
    Et à l'époque, c'était sacrément original.

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    1. Pas bête, je connais en effet cette citation et je n'avais pas pensé au lien ! Le coup du 'pas de LJ, pas de LG, juste bons et mauvais livres' me sort par les trous de nez parce que c'est dit avec une sorte d'assurance catégorique par des gens qui très souvent ont très peu refléchi à la question et qui en plus ont l'impression de me dire quelque chose que je n'ai jamais entendu auparavant.

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  10. Brillant billet !! ça manque d'image, mais la tendresse pour ton (notre) lectorat compense un peu l'absence de petits chats.

    C'est peut-être bien ensemble qu'on avait causé de la LJ comme littéraire générale. En tout cas c'est une réflexion qui m'était venue en comparant avec les systèmes de classification de l'audiovisuel, du film familial, ouvert à tous, aux différents degrés de restriction (sur des critères de violence et de sexe essentiellement). Mais au-delà, et en reprenant ta conclu, on peut sans doute dire que le film d'animation est aussi un domaine d’excellence dont l'adulte n'était pas le destinataire privilégié.

    Après, là où mon point de vue diverge (et sans doute parce que mon lectorat diverge aussi...) je crois que la littérature jeunesse pour les enfants est quand même bien souvent plutôt adressée au parent (instit, bibliothécaires,...), bref à l'adulte qui lit effectivement le livre. Là aussi, c'est une opinion très très peu revendiquée, et qui rejoint d'ailleurs ce que tu dis sur le versant pédagogique spécifique de ce domaine, mais dans les faits, j'écris en sachant qu'il y aura un adulte médiateur pour jouer avec le livre (Zébulon) ou replacer le contexte (Nina).

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    1. Merci, tu ajoutes un truc très important en effet qui est que l'éditorialisation dont je parle est en effet aussi une editorialisation à double audience toujours. Pour moi ça fait en effet partie de la composante pédagogique. Et ça fait aussi partie de l'ADN de la LJ et je n'en aurais pas honte si j'étais toi- surtout pour des chefs d'oeuvre comme Zebulon et Nina qu'on pourrait difficilement accuser d'être écrits juste pour les parents!!

      Cela ajoute un aspect très intéressant au problème particulier de la distinction entre lit adulte et littérature ado, cette fois: il y a peut être moins de double audience en ado, d'où une 'méconnaissance' peut être plus grande.

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  11. Merci Clémentine ! En tant que libraire jeunesse, je suis souvent confrontée à ce genre de réflexion. Je m'en vais de ce pas apprendre ton article (qui résume le fond de ma pensée mais en bien mieux argumenté) par cœur, pour le ressortir à la prochaine occasion (d'ici une semaine au plus tard).

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  12. La conclusion vaut tout l'or du monde !!!

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    1. ah merci!!! alors vous pouvez le déposer a la réception de ma fac avec mon nom sur le paquet...

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  13. Bon, je pense qu'il va falloir que je cogite un peu tout ça... Depuis deux ans je ne lis presque que de la jeunesse (en temps que lectrice, en temps que prof) et je compare mon avis à celui de mes élèves et je me questionne encore sur ma position par rapport à ces livres.

    Bref, la conclusion est parfaite. En fait, je crois que ce qui me chagrine le plus, c'est de ne plus avoir 16 ans et l'opportunité de lire ces livres. Je ne sais pas ce que j'ai fait tout ce temps, mais je n'ai pas lu de trucs aussi cool.

    Merci pour ce billet :)

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  14. Pour commencer, c'est la meilleure conclusion de l'histoire de la conclusion.
    Ensuite, je dois dire que tout ça fait réfléchir. Jusque là, j'ai toujours été plutôt du côté de ceux pour qui il n'y a pas besoin de distinguer littérature jeunesse et littérature adulte parce que comme tous les adultes ont été des enfants, ils sont (censés être) suffisamment malins pour faire la différence (et puis aussi parce que ça m'agace au plus au point quand on différencie LJ et LA pour mieux les hiérarchiser). Je crois qu'il y a un "âge d'entrée" dans un livre (et je pense que c'est ce dont tu parles quand tu évoques la dimension pédagogique), mais assez rarement un âge de sortie, après c'est juste une histoire de goûts (qui évoluent), d'état d'esprit, de besoins, etc. Donc finalement, je me retrouve dans ton raisonnement, d'une certaine façon. Merci en tout cas pour tout ça !
    PS : j'ai tellement adoré Songe à la douceur que je regrette de ne pas pouvoir me l'envoyer dans le passé pour voir comment je l'aurais lu à cette époque. La moi de 15 ans aurait adoré.

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  15. Ta conclusion est extraordinaire. Et je peux la citer sans risque, je suis sûre qu'elle est de toi ;)

    Il y a encore du chemin à faire, et chaque fois qu'un adulte emprunte un roman jeunesse ou ado est un pas de plus (ils sont de plus en plus nombreux à le faire dans la médiathèque où je travaille, et ça me fait très plaisir!)

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  16. Un age d'entrée mais rarement un age de sortie, j'adore!

    merci a tous-tes

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  17. Bonjour,
    Un article véritablement passionnant qui fait réfléchir, merci beaucoup !
    Je me demande quelle est votre opinion sur les éditions La Belle Colère qui définissent ainsi leur ligne éditoriale : "des romans pour adultes dont les héros sont des adolescents. Des livres qui s’adressent aux adultes et se tendent, une fois refermés, aux plus jeunes, non pas parce qu’ils seraient adaptés à leur « niveau de lecture », mais simplement parce qu’ils nous ont profondément marqués."
    En ce qui me concerne, je ne saisis pas forcément la nuance qu'ils essaient de faire (suis-je tout simplement trop bête ?). Est-ce pour faire "plus adulte" ? Cependant, il me semble avoir souvent vu leurs ouvrages dans les rayons ado/YA des librairies et des bibliothèques.
    En tout cas, merci pour cet article et bonne continuation !

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  18. Bonjour Clémentine, très touchant comme billet! Merci. C'est vrai, les enfants méritent que les tous grands enfants (adultes) ne leur piquent pas leurs jouets... leurs livres! Et c'est pas parce que les enfants les adorent qu'il n'y a rien de plaisant pour les adultes! Chez nous (3 enfants), on se partage toutes les lectures... et on parle beaucoup - de tout! Bonne continuation. Delphine

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