samedi 30 mai 2015

Peut-on apprendre à écrire pour les enfants?

Aujourd'hui, je ne suis pas là. Mais magie d'internet, ce billet s'est auto-posté. Pourquoi ne suis-je pas devant mon ordinateur, c'est-à-dire dans mon habitat naturel, vous demandez-vous avec perplexité? Car je suis ce weekend en train de donner une formation pour adultes de creative writing (écriture créative), plus précisément d'écriture de livres pour enfants, dans la branche de l'université qui s'occupe de la formation continue. C'est très joli, c'est dans un beau petit manoir au nord de Cambridge, regarde:
*musique d'Orgueil et Préjugés*
'dear Lizzie, allons faire un tour du jardin pour raconter les derniers gossips'

Ce n'est pas la première fois que je donne un cours en creative writing; ce trimestre j'en ai donné un de cinq semaines pour grands débutants, au même endroit. Cette fois-ci, c'est un cours d'écriture plus spécifique: comment écrire pour les enfants entre 6 et 11 ans, en gros la période de l'école primaire; ce qu'on appelle en Anglicheland Mid-Grade ou Middle-Grade Fiction (MG).
exemples, pris totalement au hasard, de livres de MG
En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, ces cours de creative writing ont un succès hallucinant. On peut avoir des licences, des masters et des doctorats en la matière, et il ne se passe pas un jour sans que mon alerte email m'annonce qu'on ouvre un nouveau poste en creative writing quelque part dans le pays. Ce sont généralement des lectureships (=postes de prof) à mi-temps, car les universités recherchent des auteurs, et donc il est entendu que l'heureux/se élu/e aura ainsi la moitié de son temps pour écrire. Ces cours peuvent coûter de 9 000 £ par an pour les licences à 15 000 £ ou plus pour les doctorats.

Cambridge ne délivre pas de diplômes en creative writing dans l'université principale, mais cette branche-là de l'université, qui s'appelle ICE (Institute of Continuing Education), en délivre en formation continue, pour adultes. Ce sont toujours des cours à mi-temps. Là, en l'occurrence, le cours que je donne est non-diplômant; c'est juste un weekend course de quatorze heures.

Le creative writing est donc un véritable business pour les universités en Anglo-Saxonie, et certaines d'entre elles sont très reconnues (Warwick, Bath Spa, Manchester Met...). L'extraordinaire Sarah Crossan, par exemple, qui a écrit The Weight of Water, est passée par le Master en Creative Writing for Children de Warwick. Les listes sont vraiment très longues, en littérature adulte et jeunesse, des auteurs à succès qui sont passés par-là - et pas des moindres, puisqu'on y trouve par exemple Ian McEwan. De nombreux auteurs enseignent dans ces cours, par exemple Margaret Atwood au Canada.

ceci est l'un des plus beaux livres pour ados de ces dernières années

Ces cours sont parfois critiqués. L'année dernière, on a eu droit à une mini-tempête après les propos d'Hanif Kureishi qui a dit que ces diplômes étaient 'une perte de temps' et que la plupart de ses élèves n'avaient aucun talent. Mais il est indéniable que ces cours mènent à de nombreuses publications. L'oeuf ou la poule? Les élèves étaient-ils déjà de bons auteurs qui se sont juste acheté une année de libre pour écrire 'leur' livre? Ou sont-ils vraiment aidés par l'enseignement dispensé?

En France, on commence très timidement à voir ce genre de cours, mais ce n'est pas encore normalisé. Personnellement, j'avais un avis très négatif. Et quand on m'a demandé de donner des cours à ICE, j'ai d'abord eu un énorme syndrome de l'imposteur - ça me semblait absurde d'estimer que je pouvais apprendre aux autres à écrire alors que ça faisait si peu de temps que j'écrivais moi-même. 

Et puis je me suis dit que ce serait une expérience intéressante. J'ai décidé de mettre de côté mes a priori et de réfléchir à une manière d'enseigner l'écriture sans donner aucun conseil strict. Je me suis dit qu'il fallait que je joue davantage sur mon véritable terrain d'expertise - l'analyse littéraire de la littérature jeunesse - plutôt que sur ma soi-disant expertise de l'écriture elle-même.

Mon cours est divisé en plusieurs sessions assez attendues: débuts, caractérisation, structure, style et ton, sérialité, et genres, en insistant toujours sur le fait que ces catégories sont liées. Et on finit toujours par une session sur comment être publié, c'est-à-dire comment écrire un pitch, une lettre à un agent, un résumé, etc; pragmatisme anglo-saxon oblige, on ne fait pas tout ça pour 'rien'.

C'est cette utilitarisme qui, je pense, fait la différence entre ces cours et ce qu'on appellerait plus communément des ateliers d'écriture. Bien sûr on veut y trouver du plaisir aussi, mais il est question ici d'acquérir de vraies compétences et de devenir efficace, pas (seulement) de 'se découvrir' en tant qu'auteur. Ca ne suffirait pas de leur faire écrire 'ce qu'ils veulent', de les aider à s'exprimer. Il faut leur dire si ce n'est pas commercialement viable, et il s'attendent à être instruits précisément sur ce qui constitue une structure type ou des personnages types pour tel ou tel genre de livre. Les angliches ne rigolent pas avec ce genre de choses.

L'équilibre est donc précaire entre enseigner des 'recettes' commerciales et encourager une écriture de qualité ou plus personnelle... La règle d'or pour moi est de s'immerger dans de textes d'auteurs jeunesse de qualité et commercialement viables, et de voir ce qu'ils font de bien.

Je force donc mes élèves à faire de l'analyse de texte. Par exemple, quand on parle de rythme, je leur donne ce passage magnifique de Tom's Midnight Garden, de Philippa Pearce:

The hall of the big house was not mean nor was it ugly, but it was unwelcoming. Here it lay at the heart of the house… and the heart of the house was empty – cold – dead. … Tom heard the only sound that went on: the tick, and then tick, and then tick, of the grandfather’s clock.
Et on analyse la manière dont la phrase 'empty - cold - dead' ralentit la voix et alourdit l'atmosphère, alors que 'the tick, and then tick, and then tick, or the grandfather's clock', en de gracieux anapestes (tadaDAM!), frappe les secondes de l'horloge...

Si on parle d'intrigue et d'intrigues secondaires, on se plonge dans la mécanique compliquée et géniale du troisième Harry Potter, avec toutes ces histoires apparemment non liées - le rat échappé, les apparitions subites d'Hermione, le disque argenté de Lupin, le saule cogneur, l'hippogriffe enragé - qui finissent tous par se rencontrer dans le grand final.

Quand on parle d'humour, je lis à voix haute les premières pages d'un David Walliams et on analyse pourquoi on rigole. Si on veut analyser les ressorts de l'émotion, on se plonge dans du Jacqueline Wilson ou la fin du Petit Prince.

souvent j'arrive même pas à le lire tellement je rigole
Je leur fais faire aussi évidemment des exercices d'écriture, généralement assez courts - 5 à 10 minutes - à partir d'illustrations (que se passe-t-il dans cette image? raconter en dialogue/ en description/ en utilisant la voix d'un personnage tout juste créé, etc), ou alors de 'writing prompts' ('un enfant débarque dans cette pièce en courant. Pourquoi? Raconter la scène, de son point de vue, d'une manière comique; puis émotionnelle; puis effrayante'... etc).

Les élèves ne connaissent pas forcément beaucoup de textes récents pour la jeunesse, et ont tendance à ne lire qu'un seul type de livres. Beaucoup m'ont dit que c'était une vraie découverte de voir ce qui se faisait en ce moment, la richesse et la densité de l'écriture pour la jeunesse actuelle. La plupart de ces gens n'ont pas fait d'analyse littéraire depuis le collège (c'est-à-dire depuis plus de quarante ans parfois!) mais se replongent avec bonheur dans cet exercice quand il s'agit de voir vraiment comment fonctionne un texte, au niveau microscopique, et comment on peut s'en inspirer.

Et personnellement, ce cours m'a beaucoup apporté aussi car malgré des années à étudier la littérature jeunesse, j'avais toujours cloisonné les deux aspects de ma vie pour éviter toute contamination; je ne pensais pas à l'écriture quand j'analysais, ni à l'analyse quand j'écrivais. Maintenant, je m'autorise un peu plus de fluidité.

Bref, je m'auto-souhaite que tout se passe bien en ce moment, mais si c'est comme la dernière fois, je suis sûre que je suis en train d'y trouver beaucoup de plaisir et d'intérêt. J'imagine qu'il y en a parmi vous qui sont sceptiques, mais je pense désormais qu'il faut essayer avant de juger. 

mercredi 6 mai 2015

Lire dans les pensées des enfants

Quand j’étais petite, j’étais convaincue que ma mère pouvait lire dans mes pensées. C’était une conviction un peu étrange, parce que je savais qu’en théorie ce n’était pas possible, et pourtant c’était un fait empiriquement prouvé. Elle savait toujours quand je mentais, quand je n’étais pas vraiment malade, quand j’avais en effet sommeil, quand je mangeais par gourmandise et non pas parce que j’avais faim, etc.

Ses dons de télépathie étaient absolument flippants. Par exemple, une fois, je devais avoir 7 ou 8 ans et je revenais d’une semaine passée avec ma tante, qui venait d’adopter un petit chaton. J’adorais les chats, et j’avais donc passé toute la semaine à jouer avec le chaton, dont je savais très bien qu’elle grandirait très vite et qu’elle serait la prochaine fois un grand chat qui peut-être - horreur - m’aurait oubliée.
ma vision des chatons à l'époque
J’étais donc écrasée de tristesse en rentrant chez mes parents. Ma tante m’avait déposée en bas de l’immeuble; à peine lui avais-je dit au revoir que j’avais éclaté en sanglots. Comme j’étais non seulement une chochotte mais aussi extrêmement orgueilleuse, je ne voulais pas que mes parents sachent que je pleurais à cause du chaton. Donc, en arrivant en haut de l’immeuble, j’avais prétendu que je devais mes flots de larmes à une chute dans les escaliers. Ma mère m’avait consolée comme il se doit:

“Pauvre choupette! Tu t’es fait mal?” (bisous, câlins, etc)
[moi: oui, horrible, je souffre le martyre, etc]
La télépathe: “Mais c’est aussi que le petit chat va te manquer, hein?”

Complètement abasourdie par cette lecture éhontée de mes pensées les plus intimes et, me semblait-il, les plus honteuses, j’avais ajouté cette anecdote au flot de micro-confirmations que ma mère était en effet capable de voir dans ma tête.

Une autre fois, en vacances à la montagne, j’étais allée me promener avec mon oncle. Soudain, un petit chien - minuscule - s’était mis à me courser en jappant comme un imbécile. A l’époque je détestais les chiens autant que j’adorais les chats, et j’avais eu très peur. Mon oncle avait raconté l’épisode (sans se moquer de moi) le soir au diner.

ma vision des chiens à l'époque

La nuit suivante, j’avais fait un cauchemar: le petit chien minuscule revenait me poursuivre avec ses jappements horribles. Etant, comme précisé plus haut, extrêmement chochotte, je m’étais levée pour aller squatter le lit de ma mère en geignant que j’avais fait un cauchemar.

“Pauvre choupette! [j’étais souvent une pauvre choupette] Et c’était quoi ce vilain cauchemar?”
Etant, comme précisé plus haut, extrêmement orgueilleuse, il était hors de question de raconter que j’avais rêvé être coursée par un tout petit chien. Donc j’avais un peu embelli la, heu, réalité onirique: “J’ai rêvé que j’étais poursuivie par un énorme chien!”

Et là ma mère m’avait clouée sur place en disant: “Mais enfin, ma puce, c’était un tout petit chien!”

Evidemment, j’ai compris plus tard qu’elle faisait référence à l’épisode de la veille - mais pour moi à l’époque, elle faisait référence à mon cauchemar même, auquel elle avait clairement assisté directement dans mon cerveau.

Comme j’étais sûre/pas sûre que ma mère était capable de lire dans mes pensées, j’avais élaboré une sorte de pratique superstitieuse bizarre de défense psychique. Dans mon imagination, ma mère pouvait seulement déployer ses dons de surveillance télépathe foucaldienne si on touchait la même ‘surface’. Donc par exemple, si on était assises à table et qu’on touchait toutes les deux la table, elle pouvait lire dans mes pensées. Mais si j’enlevais mes coudes de la table, bim! dégoûtée la mère, plus d’accès à mon cerveau (le sol ne comptait pas comme ‘surface’).

Il y avait des zones d’ombre: pouvait-elle lire dans mes pensées dans la voiture? Dans un avion? Sur des sièges de cinéma, où chaque siège est distinct mais relié? J’étais sûre/ pas sûre que oui.

Avec le temps, j’ai arrêté de croire/ pas croire à ce fait indubitable, mais une fois, quand j’avais treize ans, alors que je faisais tranquillement un truc dans la cuisine en sifflotant, ma mère m’a dit: “Qu’est-ce qu’il y a, t’es amoureuse?”

J’étais évidemment amoureuse, étant donné que j’avais treize ans, mais cette fois-ci c’était le Vrai Amour Réel, un amour total, impérissable et pour la vie, dont le sublime objet était un garçon dont j’avais gravé le prénom sur ma règle avec mon compas. (Malheureusement le mec en question ne connut jamais mon prénom à moi, vu que je me cachais sous un rideau de cheveux en rougissant comme un poivron à chaque fois qu’il s’agissait de traverser un couloir dans lequel il rigolait avec ses potes.)
ma vie telle qu'elle n'était pas
Bref, là j’avais eu un moment de WTF Mé KOMAN ELLE LE SAIT et une réactivation brutale de la superstition enfantine.

Comme, donc, bis repetita, j’étais très orgueilleuse, j’étais partie en marmonnant que n’importe quoi d’abord.

Maintenant que je suis très grande, les dons de télépathie de ma mère n’ont pas faibli mais j’ai une approche un peu plus rationnelle du phénomène. Et en attendant, j’ai développé moi-même une certaine capacité à lire dans les pensées des enfants. Comme beaucoup d’auteurs jeunesse ou de profs peut-être, on voit tellement d’enfants qu’on finit par cerner assez bien lesquels pensent quoi à quel moment.

Quand il y a des timides au fond de la classe dont tu vois qu’ils meurent d’envie de poser une question, en fin d’heure, tu leur dis d’un ton dégagé, “Et toi, tu n’aurais pas quelque chose à dire?” et là on reconnaît sur leur visage la même expression perplexe qui était la mienne à l’époque: “Mais comment elle le sait?”

A Noël dernier, ma petite filleule de quatre ans et demi nous faisait le coup de pleurnicher pour je ne sais plus quelle excuse bidon alors qu’il était très clair qu’elle était juste triste de devoir partir de la maison familiale après les fêtes et de quitter cousins, cousines, parrain, marraine, grands-parents et oncles et tantes. J’étais très tentée de lui dire “C’est surtout que tu es triste de partir, non?”

Mais finalement ça ne me regarde pas, car même si c’est évident, ça reste son choix de ne pas nous dire ça et de nous faire croire que c’est autre chose.

Hier mon confrère Antoine Dole a publié sur son mur Facebook une lettre qui lui a été envoyée par des jeunes ados, adressée aux ‘auteurs jeunesse’ en général. Je ne vais pas la reproduire ici car il ne l’a pas rendue publique, mais c’est une lettre assez touchante où les élèves remercient les ‘auteurs jeunesse’ de verbaliser leurs angoisses, leurs désirs etc.

Mais jusqu’où? J’ai eu récemment une expérience un peu chaotique où j’ai dû déchiffrer (avec l’aide et le soutien de mes potes auteur/es et bibliothécaires, merci!) les intentions d’un ado. Est-ce qu’il me lançait un appel à l’aide, ou pas? Qu’est-ce qui se passait véritablement dans sa tête? Notre conclusion, peut-être erronnée, a été que l’ado n’aurait pas bien accueilli une ‘verbalisation’, ou une clarification, une extrapolation par l’adulte de ce qui se passe - peut-être - dans sa tête.

J’ai toujours du mal avec ces bouquins de self-help de parenting américains où il faut toujours essayer de reformuler pour le gamin ce qui lui est censé lui arriver, essayer de deviner, de comprendre et de verbaliser. C'est parce qu'évidemment, ce n'est pas toujours facile. On fait grand cas de la difficulté à savoir ce que les enfants ressentent.

Il y a un passage génial de Colette dans La maison de Claudine, où elle est angoissée parce que sa fille coud, et quand elle coud, ‘Elle se tait, elle… Ecrivons donc le mot qui me fait peur: elle pense.’ … ‘Elle pense “à gros bouillons”’. Les adultes ont peur quand il y a de la friture sur la ligne télépathique.

Mais il me semble que le problème n’est pas toujours que la psychologie de l’enfant est parfois opaque; le problème est aussi qu’elle est souvent transparente. Et ce n’est pas parce qu’on peut lire dans ses pensées qu’on doit forcément le faire.