mercredi 29 janvier 2014

Sur le voyeurisme en littérature ado


Nouvelle du jour: la littérature pour ados est souvent bien trash. Il y a Tabitha Suzuma qui nous met en scène une relation incestueuse entre frère et soeur dans Forbidden, Hunger Games qui nous montre une douzaine d'enfants entre onze et dix-huit ans se trucider les uns les autres, et Junk de Melvin Burgess où une héroïnomane se pique le sein en allaitant son bébé (c'est le seul endroit où il reste des veines). Et des centaines d'autres livres pour ados où on viole, tue, torture, ou tout simplement où les scènes de sexe, même consenties et aimantes, sont carrément explicites.

cela ne nous...

Il y a toujours des gens qui diront que c'est du voyeurisme; ce terme est employé à tire-larigot, mais rarement défini. Du coup, c'est facile de répondre que la personne est trop prude, comme si 'voyeurisme' dans ce cas-là voulait simplement dire 'ça me choque'. C'est d'ailleurs souvent le cas, il  y a des sacrées tripotées de prudes dans ce monde.

on en repère d'ailleurs qui préparent la prochaine Manif pour Tous (et l'IVG pour Personne)

Mais parfois, c'est une critique tout à fait justifiée. Et les torts sont partagés, car la communauté (anglo-saxonne du moins) des auteurs et lecteurs de littérature 'Young Adult' est extraordinairement active, fusionnelle et autoprotectrice, et flingue tous ceux qui osent critiquer leur fonds de commerce. Or l'accusation de voyeurisme n'est en réalité ni idiote ni prude ni moralisatrice, et ça peut être une critique tout à fait valide.

Alors, qu'est-ce que le voyeurisme, que ce soit en littérature jeunesse ou autre part? Quelques suggestions:

  • La représentation 'gratuite' d'épisodes de sexe, de violence psychologique ou physique, etc., qui n'ajoutent rien de particulier à l'intrigue mais sont là principalement pour créer le dégoût, l'excitation ou autre sensation forte chez le lecteur. 
  • Des descriptions explicites qui ne laissent pas d'espace au lecteur pour imaginer ce qui se passe; tout est dit. 
  • Le désir, conscient ou inconscient, de susciter une excitation sexuelle chez le lecteur, ou une fascination pour la violence.
  • Un manque de distance narrative par rapport à ce qui est représenté; par exemple le choix d'une focalisation unique et impérieuse, de laquelle le lecteur ne peut pas se détacher.
  • Le choix de certains thèmes particulièrement 'chauds', comme la prostitution infantile, les mariages forcés, la grossesse adolescente, le viol, l'inceste, etc., principalement pour leur valeur narrative, c'est-à-dire sans prendre assez en considération le fait que des personnes réelles en ont fait l'expérience.
  • Un manque de critique vis-à-vis des implications idéologiques des épisodes représentés, ou une représentation qui élude les aspects déplaisants pour se concentrer sur les aspects sulfureux des épisodes en question. 
  • Un manque de prise en compte du décalage générationnel entre auteur et lecteurs implicites, et donc des problèmes éthiques et idéologiques qui découlent de la représentation, par exemple, de violence extrême ou de sexe 'vocalisés' par des personnages jeunes, mais derrière qui se 'cache' en réalité un auteur adulte. 
Tous ces éléments, et sans doute d'autres, font courir le risque à un livre de sombrer dans le voyeurisme. Le voyeurisme est, je pense, souvent le fait d'une paresse de l'auteur. C'est un moyen facile d'accrocher le lecteur et de susciter des sensations fortes

La solution n'est évidemment pas d'éliminer les thèmes controversés de la littérature ado. Je pense au contraire que la littérature ado n'est souvent pas assez trash, dans le sens où elle reste souvent moralisatrice et ne va pas souvent assez loin dans la représentation, notamment, du sexe et de la violence psychologique.

petits joueurs!

Ce sont des thèmes qui non seulement sont attirants et importants pour les ados, mais qui en plus peuvent donner lieu à des représentations et des analyses extrêmement intéressantes et différentes de celles de beaucoup de médias contre lesquelles on est en 'compétition', comme les films et les jeux vidéo.

Le problème n'est pas non plus de ne pas 'choquer'. Le voyeurisme n'a rien à voir avec le fait de 'choquer' le lecteur. Choquer le lecteur, c'est très bien, c'est nickel - c'est exactement, selon moi, ce qu'il faut chercher à faire. Ce qui est problématique d'un point de vue à la fois idéologique et littéraire, c'est de le piéger dans une position dont il ne peut pas s'extraire, et qui le force à ressentir, sans pouvoir se contrôler, du plaisir ou du dégoût pour une scène.

Alors comment faire pour éviter le voyeurisme tout en abordant des thèmes controversés? Je ne dis pas que j'ai la réponse, hein, mais voici quelques pensées en vrac:
  • Affaiblir la voix narrative. C'est une question d'abord de rapport de force: choquer sans voyeurisme, c'est permettre au lecteur de se rebeller contre ce qu'on veut le forcer à voir. Et au niveau narratif, ça se présente comme une voix narrative qui n'a plus les pleins pouvoirs. Elle laisse entrevoir des faiblesses, même si elle cherche à s'affirmer; elle n'est plus digne de confiance. Le lecteur peut s'en détacher, et examiner la scène 'en creux', dans les espaces qui s'ouvrent.
  • Créer l'inconfort ou le malaise. Là où il y a malaise, il ne peut y avoir de voyeurisme. Le voyeurisme, c'est la fascination, l'adhésion totale à ce que l'on voit. Le malaise, c'est la sensation qu'on ne devrait pas voir ce que l'on voit, et donc qu'on juge ce qu'on est en train de voir. Le malaise indique un lecteur divisé, donc un lecteur qui est forcé de se poser des questions. Pourquoi je me sens mal de regarder ça? Qu'est-ce qui ne va pas dans cette représentation? On ne tombe plus dans les pièges du voyeurisme quand le texte orchestre un questionnement par rapport à ce voyeurisme. 
  • Choquer plus pour donner moins à voir. Etre hyperbolique si besoin, lyrique s'il le faut, grandiose, excessif, dégueulasse, jouissif, ou alors au contraire abuser des litotes et des allusions, mais s'il faut outrer, le faire de telle manière que le lecteur sidéré ne peut même plus voir ce qui se cache derrière. Nabokov laisse Humbert Humbert déclarer: 'Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lolita comme un gant et plaquer mes lèvres voraces contre sa jeune matrice, son coeur inconnu, son foie nacré, les raisins de mer de ses poumons.' Il parle là de la fille de douze ans qu'il viole 'tous les soirs, tous les soirs'. Dans Lolita, qui est l'histoire d'une obsession pour Lolita, on ne voit pas Lolita. Dès qu'Humbert Humbert la voit, nous, on ne la voit plus; il n'y a plus que du langage. On ne peut pas, en tant que lecteur, en profiter. Il n'y a rien à voir.
  • Ne pas donner assez à voir. Creuser des trous, laisser des brèches, décevoir, ne pas mener à bien ce qu'on commence, terminer sur une fausse note. Surprendre par la pauvreté des détails, frustrer. Forcer le lecteur à être responsable de sa propre vision des choses. Le forcer, du coup, à prendre le pouvoir. Le forcer à inventer la suite (et le milieu).

D'autres idées? Des désaccords? Des accords? Des raccords?
 
allez, à la revoyure!

mercredi 22 janvier 2014

Mémoires d'Outre-Manche

Non, je ne vous oublie pas, chers Français, et vous non plus, Françaises chéries! oui je sais ce blog est censé être mis à jour tous les mercredis et c'est le deuxième mercredi de suite qu'il reste tout vide. Je suis complètement sous l'eau. Mais j'ai quand même écrit un article en angliche la semaine dernière que je traduirai bientôt.

Voici les dernières nouvelles en vrac:
  • Je pars pour un colloque d'une journée à Arras où je présenterai un papier sur la malveillance de l'enfant précoce en littérature jeunesse. 
  • Je viens d'expédier à mon éditrice une première version complète de mon bouquin universitaire, The Mighty Child. Maintenant il va falloir attendre que les relecteurs le lisent, fassent des commentaires, et il faudra sans doute tout réécrire. Mais champagne quand même!
  • L'annonce officielle a été faite d'une nouvelle petite série qui va être publiée chez Bloomsbury, et dont le premier tome, The Royal Babysitters, sortira en septembre en Anglicheland. J'ai écrit un billet en anglais ici à ce sujet. 
  • Pour le reste, comme d'habitude, c'est la course. En fait, plus que d'habitude. J'ai beaucoup (trop) d'étudiant/es, de projets en cours, de livres à lire et de blogs à mettre à jour. Mais ça va passer.
Comme vous voyez, tout cela n'est pas extraordinairement intéressant et/ou n'a trait qu'à mes aventures outre-manchoises. Je vous bipe à nouveau quand il se passera des choses formidables côté gaulois. En attendant je vous claque de sonores baisers sur les deux joues, et je file.

Clem

lundi 6 janvier 2014

Un quart de siècle

J'ai 25 ans aujourd'hui! 

ça fait donc un bail que je ne ressemble plus à ça

Je suis donc officiellement âgée d'un quart de siècle, et, comme Simone Weil me l'a obligeamment signalé ce matin dans ma lecture du moment, "à vingt-cinq ans, il est largement temps d'en finir radicalement avec l'adolescence..."

Ca, c'est fait, merci bien - l'adolescence, j'ai détesté, et j'ai été bien contente de la mettre de côté illico presto. Mais l'arrivée de ce vingt-cinquième anniversaire méritait bien un petit billet de blog sur là où j'en suis, les choses que j'ai faites ou pas faites, et les comparer à ce que je pensais, petite, que ce grand âge-là impliquerait...

Alors donc, quand j'étais petite...

Quand j'étais petite je n'aurais jamais pensé qu'à vingt-cinq ans, je serais universitaire.

Je n'avais jamais imaginé, jusqu'à très tard, que je deviendrais universitaire. Je me voyais d'abord être institutrice, puis travailler dans l'édition. Je détestais l'école, et j'avais dit à ma mère que je voulais arrêter les études à seize ans.

Même en licence, fraîchement débarquée en Anglicheland et ayant soudainement découvert que j'adorais les études, je ne pensais pas continuer en master. Même en master... il a fallu que ma directrice de mémoire me dise "Oh, candidate pour une bourse pour un doctorat, on sait jamais", et que ladite bourse soit décrochée, pour que je comprenne enfin que j'étais faite pour ça.

Quand j'étais petite, je n'aurais jamais pensé qu'à vingt-cinq ans, je serais sans enfants
Jusqu'à très tard (21 ans presque) j'étais convaincue que je voulais des enfants très tôt - 23 ans. Oui oui, 23 ans, limite tout à fait arbitraire mais très solide à l'époque. Comme vous pouvez le constater, je ne me balade pas avec un gamin de deux ans à mes côtés. Non seulement ça, mais en plus l'idée d'avoir des enfants, à présent, n'a jamais été aussi loin de mon esprit. Renversement total de situation depuis un ans ou deux, que j'attribue à beaucoup de choses différentes (peut-être que j'écrirai un billet dessus un de ces jours). 

Quand j'étais petite, je n'aurais jamais pensé qu'à vingt-cinq ans, je serais en contact permanent avec des centaines de personnes

Petite et ado, j'étais assez solitaire et je n'avais pas énormément d'amis. J'avais toujours pensé que je n'étais pas très sociable et ça ne me dérangeait pas; je me complaisais à me suffire à moi-même. Je n'aurais jamais imaginé, évidemment, qu'avec Facebook et les blogs j'aurais l'occasion de rencontrer des dizaines, voire des centaines de personnes qui partagent mes goûts et mes intérêts et avec qui j'interagirais quotidiennement, pour certain/es sans jamais les rencontrer.

C'est un aspect tellement précieux et enrichissant de mon existence que pour rien au monde je n'en changerais. Ces amitiés et connaissances n'ont de virtuel que leur manifestation - pas leur statut.

Merci, d'ailleurs, les blogopotes et potesses, pour vos commentaires et vos blagues...



Quand  j'étais petite, je savais déjà que je serais écrivain. Mais pas exactement comme ça...

J'ai toujours voulu, par contre, être auteure, et jamais à plein temps. Pour le coup, c'est fait, mais évidemment quand j'étais gamine j'imaginais autre chose. Des livres à succès instantané, des pluies de prix et des adaptations cinéma immédiates. Ca, a la limite, c'est normal.
Mais surtout je n'imaginais pas ce bizarre sentiment qu'on a par rapport aux livres qu'on publie, cette impression qu'ils ne sont pas-exactement-ça, qu'on n'arrive pas à écrire exactement ce qu'on veut. Pas du tout par rapport aux demandes des éditeurs, mais par rapport à soi même. Il y a toujours quelque chose qui manque.

Quand j'étais petite, je savais déjà que je m'intéresserais toujours à la littérature jeunesse et à l'enfance.

La littérature jeunesse et l'intérêt pour l'enfance ont toujours fait partie de ma vie. Même enfant, j'étais fascinée par l'enfance en tant que concept, sans le formuler de cette manière. Ma propre enfance, celle des autres, la fuite du temps. Les enfants plus jeunes me fascinaient. J'ai toujours dévoré des livres pour enfants, à tous les âges. Ado, je voulais être instit, puis j'ai compris peu à peu que c'était la théorie qui m'intéressait. Comme je l'ai dit plus haut, je n'aurais jamais cru que je deviendrais universitaire, mais je savais que ce que je ferais aurait un rapport avec l'enfance.

Quand j'étais petite, il y a beaucoup d'autres choses que je n'imaginais pas avoir vécues à vingt-cinq ans.

D'autres choses sont arrivées auxquelles je ne m'attendais pas. Vivre au Royaume-Uni, je n'aurais pas pu l'imaginer étant gamine, mais dès l'adolescence j'ai commencé à être intéressée par l'Angleterre et l'anglais. La naissance de mon intérêt pour la philosophie, un an ou deux après avoir quitté la France qui m'en avait un peu dégoûté, et l'importance de la philo pour mon travail actuel, je n'aurais pas pu les imaginer.

Ma personnalité a changé, bien sûr. Je suis beaucoup plus sociable et accommodante maintenant que je l'étais ado - je me sens plus équilibrée, moins irritable, et moins fermée. Mais aussi beaucoup plus stressée par le passage du temps, l'urgence d'écrire, de transmettre, de s'informer, de créer. Je m'ennuie moins vite, mais tout instant vide m'oppresse, je suis encore plus impatiente que quand j'étais enfant.

Et les vingt-cinq prochaines années, je les vois comme encore plus d'opportunités d'ouvertures et de découvertes, de nouveaux livres à lire et à écrire, de nouveaux amis. Et enfin s'installer, avoir ma maison à moi, un vrai travail. 

Mais surtout continuer mes projets, qui se fondent en 'un' projet, celui de réfléchir sous plusieurs formats à l'enfance, toujours, ce sujet qui me passionne et qui m'obsède, même si j'ai maintenant depuis longtemps quitté l'enfance et que je suis beaucoup moins sentimentale qu'avant quant à celle des autres.