lundi 25 février 2013

L comme Littératie

C'est avec plaisir que j'ai découvert la version française de ce mot dans le dernier Philosophie Magazine. Ca faisait plusieurs années que je me demandais comment traduire l'omniprésent literacy, concept crucial dans l'étude de la littérature jeunesse et les sciences de l'éducation en Anglosaxonistan. Certains disaient 'alphabétisme' ou 'lettrisme', mais ce ne sont pas des traductions très heureuses. Littératie me plaît beaucoup plus car ça ne se réfère à rien d'autre.

Bon, c'est quoi alors?

La littératie désigne la capacité à déchiffrer, comprendre, naviguer et extraire des informations d'un texte. 'Texte' est ici pris au sens très large: on peut parler de littératie visuelle (visual literacy), informatique (computer literacy), ou même sociale ou émotionnelle - mais c'est aller un peu loin, je trouve. En bref, le développement de la littératie, c'est le processus de familiarisation avec les codes et les symboles visuels et verbaux qui nous entourent.

Et ce qui est très important, c'est que ce n'est pas inné. La littératie est une acquisition graduelle d'une certaine intelligence du texte, modulable et transformable. Evidemment, c'est très clair pour la lecture pure et simple (le déchiffrage des lettres et des mots); mais il faut bien se rendre compte que la capacité à 'lire' une image n'est non plus donnée d'avance. Exemple:

Extrait de L'arbre sans fin par Dieu Claude Ponti

Racontez-moi donc ce qui se passe là-dedans. 'Oh, rien de très compliqué,' me direz-vous. 'Le monstre bondit sur Hipollène, ensuite Hipollène réplique par une blague et le monstre en est tout éplapourdi.'

Eh bien, pour me concocter ce synopsis apparemment simplissime, vous avez en fait procédé à une lecture de l'image et du texte extraordinairement sophistiquée. Voici ce qu'a fait votre bien malin petit cerveau: 
  1. Il y a deux images, mais ça ne veut pas dire qu'il y a deux Hipollène et deux Ortic. Ce sont les mêmes personnages.
  2. Ces deux images représentent deux moments narratifs. 
  3. L'image qui est à droite suit chronologiquement celle qui est à gauche; d'où votre 'ensuite' dans la narration.
  4. Le texte sous chaque image accompagne et commente l'image qui le surplombe. Le texte de droite suit donc chronologiquement le texte de gauche. 
  5. L'action désignée par le texte sous l'image de gauche se déroule plus ou moins en même temps que l'image qui l'accompagne.
  6. Cependant, la réaction du monstre dépeinte sur l'image de droite se déroule chronologiquement après l'exclamation d'Hipollène qui est citée sous le texte.
Prenez un moment pour applaudir vos neurones bien costauds qui ont tricoté tout ça pour vous en un temps record sans même que vous vous en aperceviez.

C'est qu'ils ont acquis, au cours de votre éducation et de votre expérience des textes, un bon degré de littératie verbale et visuelle: une excellente intelligence des codes narratifs qui permettent la compréhension de tel ou tel texte, ici l'album jeunesse classique. 

Evidemment, personne n'explique jamais ces codes à l'enfant de cette manière, donc sa littératie se développe un peu anarchiquement. Par exemple, l'adulte va inconsciemment mettre le doigt sur une image, puis passer à celle de droite, faisant comprendre à l'enfant que dans un album occidental une image 'se lit' de gauche à droite.

Mais il se peut tout à fait qu'il faille encore longtemps avant que l'enfant comprenne, par exemple, que Gilles Bachelet n'a pas 4 chats mais seulement 1; que cette image représente ce chat dans quatre états différents à des moments différents, et dont on doit estimer qu'ils ne sont pas forcément en ordre chronologique mais expriment plutôt les habitudes du chat:

Mon chat le plus bête du monde

Encore une fois, vous étiez arrivés à cette conclusion tout seul comme un/e grand/e grâce à votre littératie ma foi fort performante.

Mais toute littératie, toute intelligence du signe, parce qu'elle est acquise et non innée, est donc une littératie en situation, extrêmement ancrée dans une culture et une histoire visuelles et verbales précises. Si je vous donne à me décrypter une page de manga et que vous n'êtes pas un aficionado, vous risquez soudainement de trouver ça beaucoup plus difficile.

De même, l'apprentissage de la littératie s'exerce dans des tas de domaines différents au sein d'une même culture, et sans connaître ses codes (et donc sans savoir comment, dans quel sens, et pourquoi le lire) vous ne comprendrez rien au diagramme suivant:


Ces jours-ci, la littératie informatique - en particulier la capacité à programmer et à lire les programmes - est souvent l'apanage des plus jeunes. Ils sont aussi davantage à l'aise avec des formes de littératie émergente et donc assimilent plus rapidement les codes, par exemple, des jeux vidéo, des applis, etc. Alors que les plus âgés sont sans doute plus à l'aise pour attaquer des blocs de texte sans support graphique, comme on trouve dans les journaux.

Bref, pour l'étude de la littérature jeunesse, on s'intéresse souvent aux types de littératie que tel ou tel livre, tel ou tel format, tel ou tel style graphique développe chez l'enfant. On se pose aussi la question de savoir quelles sont les présuppositions contenues à l'intérieur d'un texte quant au niveau de littératie estimé chez son lecteur. Il est fascinant de voir que même les livres pour bébés estiment chez leur lecteur une intelligence de l'image extrêmement haute. Ce simple livre-jouet par exemple:

Il implique que son mini-lecteur à bavoir va comprendre que c'est une pomme et un canard même si dans la réalité, un canard ne ressemble pas à ça, une pomme ne fait pas la même taille qu'un canard, et ni l'un ni l'autre n'est tout plat et collé sur un bout de tissu. Le bébé, en d'autres termes, est censé avoir déjà compris qu'il s'agit de représentations (allô Magritte, ceci n'est pas une pomme!) et avoir commencé à en assimiler les codes.

Du coup, et grâce à ce bombardements de représentations, les cerveaux des enfants s'habituent très vite à décoder le monde. Beaucoup d'études empiriques ont montré que les enfants prélecteurs ont, du coup, une littératie visuelle très développée; une grande familiarité avec l'image. Ils détectent dans les illustrations des albums nombre de détails importants que les adultes lecteurs, qui ont une lecture très rouillée du visuel car ils s'appuient beaucoup plus sur le verbal, n'auraient jamais remarqués.

Voilà pour aujourd'hui. Mercredi, je vous invite à la Maison!

5 commentaires:

  1. Génial !
    J'adore ces explications qui nous font découvrir des concepts qui étaient jusque là assez flous.
    Merci

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  2. Super intéressant, ce billet ! Est-ce possible de perdre nos capacités en littératie lorsqu'elles ne sont pas assez exploitées?

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    1. oui, je crois, car beaucoup d'adultes sont moins forts en littératie visuelle que les enfants puisqu'ils en ont moins besoin. Mais ça, d'ailleurs, ça risque de changer.

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