mercredi 13 février 2013

G comme Gardiens

Non, pas eux.


Il n'est pas non plus question d'Hugo Lloris ou de Fabien Barthez. Non, ce qu'on appelle 'gardien', en littérature jeunesse, c'est tout adulte médiateur du livre jeunesse: libraires, bibliothécaires, professeurs, et puis évidemment, au niveau du consommateur, parents et 'adultes co-lecteurs', comme on dit dans le jargon.

Ces adultes-là sont métaphoriquement 'de garde', aux portes d'entrée de la littérature jeunesse, influençant par leurs décisions et leurs actes vis-à-vis du livre pour enfants l'intégration et la place accordée aux nouveaux textes qui se présentent.

Bien sûr, ce ne sont pas toujours des décisions et des actes conscients; et l'absence d'acte est tout aussi importante. Le fait de ne pas acheter, de ne pas chroniquer, de ne pas promouvoir, de ne pas faire étudier a tout autant d'impact sur la place de tel ou tel livre dans l'univers de la littérature jeunesse. Ce sont les gardiens qui décident si un livre va être jugé 'commercial', 'bon pour les enfants', 'de mauvais goût', 'utile', etc. C'est souvent une question de mode, parfois une question de fond. Fréquemment, les catégories de gardiens se contredisent entre elles, parce qu'elles ont bien évidemment des intérêts divergents.

Pourquoi c'est un concept important? Parce que les goûts, les désirs, les bêtes noires des gardiens doivent être pris en compte à tous les stades de la création du livre. Leur approbation est synonyme d'entrée d'argent dans le compte en banque, et leur désapprobation est synonyme de livres envoyés au pilon. Combien de fois entend-on, en tant qu'auteur jeunesse: 'Les enfants vont adorer, mais pas les parents, donc on ne peut pas prendre le bouquin'?

Ca paraît absurde, mais c'est parfaitement logique. L'enfant est pauvre. Sauf exceptions, il ne dépense pas ses 10 euros mensuels d'argent de poche en livres jeunesse. C'est maman, papa, tonton, marraine et papi qui achètent les bouquins. C'est la bibliothécaire qui choisit ceux qu'elle met en exergue sur les rayons du CDI, inéluctablement avec un degré de préférence personnelle. C'est le prof de français qui les donne à étudier. Et donc, à part quand on s'appelle Zep, intituler son bouquin 'Le guide du zizi sexuel' risque de faire grincer des dents et serrer les cordons des bourses du côté des gardiens, nonobstant l'indubitable attrait de ces quelques mots sur l'enfant-lecteur potentiel.

Que serait devenue Matilda si la bibliothécaire avait été fan de Cinquantes Nuances de Grey au lieu des Grandes Espérances?
L'enfant, en réalité, a un pouvoir décisionnel remarquablement limité sur ses propres lectures. Bien sûr, il peut formuler des demandes, mais si celles-ci sont jugées inappropriées, souvent les parents marchandent: 'Tu as droit à une BD/ un Chair de Poule seulement si tu prends aussi un "vrai" livre'.

En tant que critique de la littérature jeunesse, c'est important d'essayer de détecter où et quand un livre jeunesse fait des concessions aux gardiens. La littérature jeunesse porte nécessairement les cicatrices d'un très grand nombre d'influences et d'exigences adultes, alors même que son lectorat est censé appartenir à une toute autre catégorie d'individus. Ces 'balafres', ces coups portés à l'histoire et aux illustrations originales des créateurs, sont autant de rappels que c'est une littérature à la merci des adultes, profondément ancrée dans les réalités matérielles, pédagogiques, économiques et politiques des sociétés qui la créent. 

Sur ce joyeux point d'orgue, à vendredi! On parlera du Héros - et de son trépidant parcours.

10 commentaires:

  1. Est-ce eux qu'on appelle également les "passeurs"?
    Parce que côté carrière d'un écrivain, ils prennent une grande importance également sur le fait qu'ils peuvent suivre un auteur sur 40 ans, alors que les lecteurs eux-même ne font que passer avant d'être trop vieux.

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  2. Concept super important, ce serait une hypocrisie de le nier : on s'adresse aux adultes qui entourent l'enfant, spécialement dans l'album jeunesse puisque les enfants ne sont pas des lecteurs autonomes.

    Mais gardien c'est un peu effrayant comme terme quand même, je préfère l’idée de médiateur, qui rejoint en fait celle de passeur. Il y a des médiateurs du livre comme il y a des médiateurs culturels dans les musées, ce sont des gens qui construisent des ponts et aident les nouvelles générations à s'approprier une culture qui est finalement la leur. Que ce soit sur des auteurs contemporains ou plus anciens.

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    1. Oui tout à fait, spécialement dans l'album - au niveau ado, on n'est plus tellement dans les mêmes dynamiques (j'en parlerai en Y ;) )

      Moi je préfère le terme gardien parce qu'il rappelle bien que ce sont des instances vigilantes, parfois extrémistes. Aux Etats-Unis, la censure des livres jeunesse est extrêmement fréquente. Il y a un côté négatif qu'on ne peut pas négliger...

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  3. Dur de s'entendre appeler gardien. Moi, personnellement, je préfère passeur de livres. J'ai pratiqué le passage de livre avec mes neveux dès leur plus jeune âge. Et c'est vrai que s'agissant des albums, on a tendance à choisir ceux que l'on aime (il est très difficile de lire un album que l'on n'apprécie guère !). Mais dans la mesure du possible, je laissais toujours plusieurs albums à leur disposition afin qu'ils puissent effectuer leur propre choix, tout en essayant de ni mettre aucune censure (que ce soit au niveau du thème, des illustrations...). J'ai essayé de conserver la même méthode avec les romans et aujourd'hui, c'est un réel bonheur de voir le plus grand (un ado !) venir me demander : dis Tatie, t'aurais pas un livre à me "passer" ?

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    1. C'est en effet le bon côté du phénomène! les 'gardiens' sont aussi ceux qui gardent, préservent, entretiennent des rapports intergénérationnels et établissent une continuité entre adulte et enfant... mais cette vision romantique, selon moi, ne doit pas occulter le côté plus 'obscur' de la puissance du gardien (de certains gardiens tout au moins) qui est aussi un agent de sélection, d'élimination, de certains textes au profit d'autres...

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    2. En effet, il ne faut pas sous estimer ce côté obscur. J'ai un très mauvais souvenir, dans une BPT, d'une personne déchirant le livre d’Élisabeth Brami "Prunelle de mes yeux" sous prétexte que dans cet album un enfant, jaloux, souhaitait la mort du bébé que portait sa mère... (ce qui n'est pas, pour moi, le thème principal de ce très bel album !) et décrétant que l'on ne pouvait pas proposer ce genre d'album à des enfants !!! Quel geste terrible...

      Si l'on juge un album un peu trop difficile pour un enfant, il faut peut-être simplement savoir l'accompagner dans sa lecture.

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  4. Mais heureusement... les "gardiens", "passeurs" ou "médiateurs" sont plurielles. C'est dans cette pluralité que l'enfant va construire son propre jugement et se développer. Donnons aux jeunes lecteurs le goût des voyages livresques !

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  5. L'idée du cadeau "utile" pour les enfants me fait penser à cette planche de Diglee, une illustratrice lyonnaise :
    http://diglee.ultra-book.com/portfolio#01384ca7866994.jpg

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